mardi 18 décembre 2012

Vu - Entendu : La Chose.


Vu - Entendu.
La rubrique qui relate au grès du voyage, les comportements, les petites phrases attrapées ici et là, dans une langue que l'on a pu comprendre et plutôt donc de nos amis les touristes. Ils nous amusent parfois, nous choquent aussi. Mais soyons clairs, on est toujours le touriste d'un autre et on ne s'exclue pas de la liste... Aujourd'hui :

La chose.

Chomrong, petit village étape vivant pour partie du tourisme des trekkers de l'Annapurna Base Camp. Fin d'après-midi, le soleil a disparu derrière les montagnes et laisse place à un froid qui tenaille et, il faut bien le dire, agace. Bien souvent, à ce moment de la journée,  les marcheurs se retrouvent dans la salle commune des pensions. Elles fleurissent le long du chemin et offrent parfois un feu ou un brasero apaisant, en attendant le repas du soir.

Ce jour-là, assis à la grande table commune, nous passons commande de quelque Dal Bath ou momo et attendons avec impatience qu'un plat riche et chaud nous donne la force du lendemain.

Alors entre la Chose.


La chose a environ 18 ou 19 ans. Quelques poils de barbe dissimulent un visage d'adolescent surmonté d'un bonnet de laine acheté trop cher au quartier touristique de Katmandou et qui donne à sa tête une allure de coulemelle géante.

Chrouic, chrouic, chrouic... La chose traverse la salle à manger mais ses pieds ont du mal a quitter le sol. Chrouic. Chrouic. L'ado a marché aujourd'hui. Beaucoup marché. il a gravi des montagnes. On sent que chaque pas est une douleur.

Son regard ne perçoit pas les autres êtres humains qui occupent la pièce. Non, sa tête est penchée vers ses mains, elles-mêmes cramponnées à l'écran tactile duquel s'échappent 2 fils blancs qui grimpent jusqu'à ses oreilles.
Au bout des fils s'échappe la perfusion salvatrice, toum tou-tchac, toum tou-tchac, dont l'assemblée médusée n'a droit qu'aux ondes les plus aigües.

La chose a repéré un siège. Chrouic, chrouic, toum tou-tchac, chrouic... Doux mélange des semelles et de la batterie.

Arrive la vieille dame. On ne sait pas comment elle s'appelle. Juste qu'elle tient cette maison d'hôte, qu'elle a l'air plutôt gaillarde, qu'elle est souriante et tibétaine. 

Elle porte sur ses hanches une chupa, cette pièce d'étoffe caractéristique, et sur ses épaules, des siècles d'une culture fascinante et peut-être 50 ans d'éxil. Peut-être a-t'elle traversé l'Himalaya en plein hiver comme beaucoup des siens, après l'invasion chinoise. Peut-être a-t'elle séjourné longtemps dans des camps de réfugiés tibétains au Népal, en Inde ou ailleurs, avant de pouvoir installer ici son auberge. 

Elle arrive donc, et elle est bien décidée à prendre la commande de la Chose. Le menu de l'auberge propose entre autre différents plats népalais, indiens ou tibétains. Dal Bath, Alu Parata, momo, et autre curry, auxquels on a ajouté les incontournables occidentaux. Lorsqu'elle s'avance, le regard de la Chose ne bouge pas. Il est rivé sur l'écran tactile où ses pouces ont commencé une danse endiablée. Quelque chose de plus important le retient prisonnier. Un sms, un mail, une playlist récalcitrante ? Peut-être la recherche d'un morceau qui ne fasse plus toum tou-tchac mais toutoum-tchatchac ?

Nul ne sait mais ça doit être vraiment important et cela empêche toute communication avec le monde extérieur et donc avec la vieille dame qui compte bien ne pas en rester là. Elle lance alors en roulant les r un "Do you want to orrderr something ?".

On s'attend à ce que la Chose sursaute. Que nenni. Certes, la tête se tourne vers la dame mais les yeux restent collés à l'écran. On sent bien la volonté de faire un effort, mais le regard ne suit pas. On serait mauvaise langue, on dirait qu'il y a du mépris dans l'attitude du machin à bonnet. Mais restons-en au simple manque de respect. La Tibétaine contre-attaque avec un "Do you want to eat something, Sirrr ?".

Les yeux de la Chose à fils blancs ne quitteront pas l'écran. Il n'y aura pas un regard à cette femme, pas un sourire, pas la moindre attention à ce petit musée vivant. Mais son système reptilien l'ayant fait prendre conscience qu'il s'agissait de nourriture, le coprin géant susurre alors "Half-lasagne, half-macaroni".

On se regarde. Je crois qu'à ce moment, tout le monde regarde tout le monde, et que tout le monde comprend tout le monde. Sauf la Chose bien sûr, qui reste enkystée dans sa playlist.

Hervé